Lyre gauloise
Les premiers pas vers une renaissance ? (Par : Caroline Le Marquer -DASTUM)
Musique Bretonne : Que sait-on aujourd’hui de la lyre gauloise telle qu’elle a pu exister en Bretagne ?
Julian Cuvilliez : À ce jour, les travaux et études archéologiques, révèlent que la présence de la lyre est très clairement attestée en Gaule et notamment sur le territoire armoricain avant l’invasion romaine. La lyre est, avec le cheval, un des deux grands symboles qu’on retrouve sur les monnaies frappées par les peuples gaulois tels que les Osismes, les Coriosolites ou les Redones aux alentours du IIe siècle avant J.C.
Une découverte fondamentale a bien sûr été la stèle à la lyre, trouvée en 1987 à Paule, dans les Côtes-d’Armor. Les fouilles menées sur place ont permis d’établir qu’elle se trouvait sur le site d’une ferme fortifiée où s’étaient rassemblées différentes strates de la société gauloise dans le contexte très troublé des débuts de l’occupation romaine.
Parmi les quatre stèles découvertes sur ce site, elle est la seule à offrir une telle représentation de « barde à la lyre » et elle reste, à ce jour, un cas unique au monde.
Même s’il faut toujours considérer avec prudence de telles représentations, qui répondent à beaucoup d’autres critères que celui de la fidélité par rapport à la réalité, cette stèle donne à voir de nombreux détails très intéressants. Elle figure un personnage tenant une lyre, non pas en action de jeu mais posée sur son torse. C’est un gisant dont les attributs, notamment la torque qu’il porte, permettent de dire qu’il s’agissait d’un personnage de rang très élevé dans la société gauloise, sans doute un aristocrate, un prêtre, un barde… Ou peut-être un dieu, ont avancé certains. Cet instrument comporte sept cordes, ce qui était le plus courant dans les représentations de cette époque dans les pays voisins et renvoie à la musique sacrée. Tout laisse penser que cette stèle remplissait une fonction au sein d’un culte.
La lyre, il faut le rappeler, n’était pas à proprement parler un instrument destiné à produire une musique d’agrément, sa fonction était d’être le support de la parole, un outil mnémotechnique venant en appui de la transmission orale. La fonction des bardes telle que nous la décrivent Strabon, Posidonius, Jordanès, Pomponius Mela, etc. était de chanter les héros, les rois, les dieux. L’évangélisation de la Gaule durant les siècles qui ont suivi a conduit à étouffer complètement cette expression.
Certains textes romains confirment la présence de la lyre en Gaule au début de notre ère. Leurs auteurs évoquent en tout cas des « poètes » jouant d’instruments qui ressemblent à des lyres. Il faudrait étudier plus précisément ces textes, mais il est difficile d’en tirer quelque information fiable sans une étude de leur forme originelle. D’abord parce qu’ils avaient surtout pour but de dévaloriser les peuples que les Romains avaient soumis et préféraient considérer comme des barbares. Ensuite parce que la lyre a toujours été nommée avec des termes très différents, il est difficile de faire le tri entre toutes ces appellations et ce qu’elles désignent vraiment. Il faudra explorer, étudier, comparer, traduire, afin de brosser le portrait de la lyre.
Musique Bretonne : Vous avez créé le pôle Recherche, interprétation et archéologie expérimentale (PRIAE). De quoi s’agit-il et quel en est le but ? Julian Cuvilliez : Comme expliqué précédemment, les découvertes archéologiques de ces vingt dernières années, et notamment celle de la stèle de Paule, ont apporté des lumières sur le sujet mais ont aussi soulevé leur lot de questions. Il y dix ans, lorsque j’ai commencé mes recherches sur la lyre, j’ai pu constater à quel point le sujet avait été peu considéré de ce côté-ci de la Manche. Une pratique musicale a bien été attestée chez les Gaulois, mais cela s’arrête là, nous ne savions pas grand-chose de plus. Le monde de la recherche s’y est peu intéressé, sans doute parce que les Gaulois ont longtemps été considérés comme un peuple arriéré, crasseux, dénué de sens artistique. Ce regard commence seulement à changer, alors qu’outre-Manche, les études sur les bardes, notamment, abondent. Ces études sont précieuses mais elles ne nous disent pas quelles étaient les pratiques sur le continent.
Un autre fait évident, plongeant la dimension musicale des Gaulois dans l’ombre, est la rareté des découvertes archéologiques et le manque de spécialistes du sujet, faisant que de nombreux fac-similés en lien direct ou indirect avec la pratique musicale ont pu être prélevés, mal ou pas du tout identifiés, et demeurent encore inconnus à ce jour.
Le PRIAE se propose de réunir une équipe pluridisciplinaire internationale comprenant des archéologues, des musicologues, des ethnologues, des historiens, mais aussi des linguistes, musiciens, numismates, archéo-artisans, etc. Nous travaillons par exemple avec Céline Kergonan, archéologue chargée d’enseignement à Rennes II, Arnaud Desfonds, archéologue à l’INRAP, Yann-Fañch Kemener, ethnomusicologue et chanteur, ou encore Yerko Fuenzalida, multi-instrumentiste espagnole spécialiste de la kora. Nous souhaitons également collaborer avec des associations d’archéologie, de valorisation et de conservation du patrimoine, des musées, des unités de recherche… C’est déjà le cas avec les Mémoires du Kreiz Breizh et l’OPCI.
Ces cinq prochaines années, le PRIAE mènera une étude pluridisciplinaire et expérimentale sur la lyre. Cette étude portera sur ses modes de confection, par l’expérimentation des artisanats, des moyens et matériaux de l’âge du fer dans les conditions de l’époque.
Le projet Kan ar Gwriziou – Marcel Guilloux (photos Nicolas Breton).Il s’agira aussi de repérer, identifier et étudier les artefacts présents dans des départements d’archéologie et des musées.
Le pôle s’intéressera par ailleurs à la fonction de l’instrument comme vecteur de mémoire et de transmission, à sa place dans le quotidien, le sacré, le profane, comblant les éventuelles lacunes par diverses études comparatives chez les peuples voisins.
Sera étudiée également la fonction musicale de la lyre, ses répertoires, techniques et modes, ainsi que sa place et fonction dans l’instrumentarium de l’époque, ce à travers l’étude de textes anciens et l’analyse des pratiques musicales traditionnelles de ces cent dernières années, dans l’idée de suivre le plus loin possible le fil rouge de certains archaïsmes révélés par les archives sonores ou écrites. Il s’agira enfin de mener une phase d’expérimentation en collaboration avec des artistes de la scène traditionnelle internationale.
Il est prévu de reconstituer six variantes d’instruments grâce aux données qu’auront assemblé les différentes commissions de recherche afin de mettre en lumière par l’expérience ce que la théorie laisse dans l’ombre.
Le pôle s’attachera à restituer le fruit de ses travaux par le biais de conférences en Bretagne et ailleurs. La prochaine est prévue en octobre prochain à la Fête de la science au musée d’archéologie de Jublains.
Le projet est enfin celui d’une tournée internationale comprenant des conférences, des expositions, un concert expérimental. Le photographe Nicolas Breton ainsi que le réalisateur documentaire Thierry Le Vacon suivront toute l’aventure.
Musique Bretonne : Votre travail au sein de l’atelier Skald relève-t-il d’une forme d’archéologie expérimentale ?
Julian Cuvilliez : Cela fait partie de notre démarche, bien sûr. Il y a treize ans de cela, quand j’ai commencé à vouloir fabriquer des lyres, j’ai constaté que la facture de cet instrument n’était pas enseignée en école de lutherie. Alors j’ai fait mon propre compagnonnage, je suis allé à la rencontre de toutes sortes d’artisans : des menuisiers, des ébénistes, des tourneurs sur bois, et même des bûcherons ! Les ébénistes Michel et Alain Zana ont été mes maîtres et m’ont énormément appris. Bien évidemment, je me suis formé également auprès de luthiers, comme Guillaume Lassauzé.
Parallèlement, je me suis intéressé à différentes disciplines scientifiques comme l’archéologie, la musicologie, l’organologie, l’ethnologie. Cela m’a amené notamment à étudier un énigmatique instrument médiéval auquel nous avons consacré un ouvrage, le psaltérion.
Cependant, très vite, il m’est apparu que je ne pouvais pas me fonder sur les connaissances disponibles en matière de lutherie médiévale, dont la pratique était en rupture avec celle de temps plus anciens. Pour comprendre un outil ou un instrument, il faut appréhender l’oeuvre ou l’ouvrage auquel il est destiné, ce qui implique d’aller au-delà du son et de l’effet qu’un instrument produit jusqu’à l’origine et à la cause de sa fabrication. Il faut prendre en compte l’époque, les moyens, les matériaux, le contexte social, la langue, l’art, la symbolique, etc.
De manière générale, il faut renverser l’approche de la lutherie, qui est une discipline récente, fondée sur des problématiques soumises aux effets de normes, de modes, de styles, et qui tend à uniformiser le geste de l’artisan comme son résultat, afin de concevoir des instruments produisant les mêmes sons et répondant aux mêmes normes. Comment enseignerions-nous la clarinette si aucune d’entre elles ne sonnait de la même manière ? Voilà une problématique actuelle qui n’avait certainement pas cours en des temps où la musique, dans une pratique utilitaire et souvent sacrée, n’avait pas pour but de refléter une unité et incarnait la multitude comme autant de langues, de parlers, de cultures, de spiritualité dont elle était le vecteur et le support. Ainsi, la lyre et, a fortiori, la musique, en qualité de support de parole, devait très certainement s’adapter aux parlers, tout comme en Bretagne, d’un terroir à l’autre, l’expression musicale a épousé les particularités linguistiques locales affectant la rythmique et la mélodie. Nous ne pouvons donc sûrement pas approcher la lyre comme le piano qui, du Japon jusqu’en Amérique latine, sera accordé de la même manière, mais, plutôt comme un instrument-outil soutenant la parole, la mémoire et pouvant présenter des variantes dans l’accordage et dans le style d’un peuple à un autre, voire d’un individu à un autre.
En résumé, nous avons multiplié les expériences ces dernières années avant de parvenir à un instrument compatible avec les moyens et les matériaux de l’âge du fer et qui a su nous satisfaire en termes d’accoustique. Nos travaux commencent à être reconnus et ont été notamment salués, lors de l’édition 2015 du Festival plin où nous avions été invités à présenter la lyre, par le président de la Communauté de communes du Kreiz Breizh (CCKB) Jean-Yves Philippe, qui a annoncé par la même occasion l’ouverture d’un atelier lyre au sein de l’École de musique, danse et théâtre du Kreiz Breizh (EMDTKB).
Musique Bretonne : Vous vous intéressez au chant de tradition orale de Bretagne. Le considérez-vous comme une piste de recherche ?
Julian Cuvilliez : Oui, le chant de tradition orale de Bretagne est bien évidemment une piste que nous suivons pour imaginer les pratiques musicales gauloises. Pourquoi ? Parce que ces pratiques étaient elles aussi de tradition orale. Je ne prétends pas qu’il y ait une continuité directe, mais la culture orale qui perdure aujourd’hui en Bretagne est quelque part l’héritière de ce qui a pu exister dans des temps plus anciens. Je pense notamment aux gwerzioù (dont certaines pièces sont communes avec le pays de Galles), récits transmis avec le soutien de la musique : il y a des points communs avec ce qu’on sait de la pratique des bardes… Cette piste ne me semble pas plus idiote qu’une autre en tout cas !
Au-delà des mécanismes de transmission, nous allons nous pencher sur les archives sonores telles que celles que détient Dastum, à la recherche d’archaïsmes qui, comme je l’expliquais plus tôt, pourraient donner des indications quant à des formes musicales très anciennes.
Nous allons aussi étudier les répertoires médiévaux, en lien avec les récits propagés par les lais et les mabinogion, mais, là encore, avec prudence, car ces répertoires, tels qu’ils nous sont majoritairement parvenus, sont issus d’une époque où le christianisme avait déjà notablement supplanté les pratiques païennes.
Musique Bretonne : Le projet Kan ar Gwriziou s’inscrit-il dans cette démarche de recherche du côté de la tradition orale ?
Julian Cuvilliez : Kan ar Gwriziou (Le chant des racines) est une initiative de l’atelier Skald qui a pris naissance lorsque Florence Le Louarn, directrice de l’école publique de Lanrivain, m’a parlé de l’ouverture d’une classe bilingue à la rentrée 2016. Dès lors, j’ai proposé à la CCKB un projet permettant aux enfants de découvrir la langue bretonne par le biais du chant et de l’instrument de leurs racines qu’est la lyre.
Nous sommes allés à la rencontre d’Anne Auffret, Marcel Guilloux et Serge Le Louarn afin de leur demander de devenir les parrains et marraine de ce projet, et c’est avec enthousiasme qu’ils ont répondu à l’appel. Nous avons ensemble choisi une œuvre de leurs répertoires respectifs et ils ont fait découvrir aux enfants les textes, leur signification ainsi que les mélodies, sans manquer de leur raconter quelques croustillantes anecdotes !
Je me souviens avec quelle émotion Marcel a expliqué aux enfants la joie qu’il éprouvait à connaître de son vivant le retour du breton dans cette école qui a été la sienne, lui qui y a vécu son interdiction.
Durant onze semaines, les enfants ont travaillé à s’approprier ces chansons et aussi à s’accompagner à la lyre. Ils ont eu ensuite la fierté d’aller présenter leur travail sur les ondes de France Bleu Breizh Izel où, en direct, ils ont pu chanter et jouer à la lyre les pièces qui leur avaient été transmises. Je dirais que ce projet s’inscrit, au-delà de la recherche du côté de la tradition orale, dans un travail ou plutôt un devoir de transmission.
M.B. : Votre ambition est-elle de développer la pratique de la lyre ?
J.C. : Bien sûr, notre démarche vise à redonner la vie à la lyre, en aucun cas à en détenir le monopole de la pratique ou de la connaissance ! Pour ce faire, j’ai créé une méthode d’apprentissage adaptée aux petits comme aux grands ainsi qu’un système de tablatures dédiées à la lyre.
L’atelier lyre, lancé à titre expérimental au sein de l’EMDTKB, a bien pris : cette année, j’ai eu douze élèves ; l’année prochaine, ils seront près de vingt. En outre, j’anime, pour la deuxième fois cette année, un stage au Festival plin, mais aussi aux Assemblées gallèses. Je donne des conférences, au Centre d’interprétation du patrimoine Coriosolis à Corseul, aux Bains de la Reine à Guémené-sur-Scorff, etc. C’est le début d’un engouement ! Il y a une vraie curiosité pour cet instrument lié à l’imaginaire breton, à l’identité du pays. L’approche scientifique que nous menons a, en outre, contribué à lui donner une crédibilité. Nous donnons aussi de nombreux concerts, proposons des expositions, des démonstrations dans des sites de valorisation du patrimoine. De plus, nous ouvrons régulièrement notre atelier, en lien avec des offices du tourisme, afin de sensibiliser tous les publics à cet instrument du fond des âges.
Après 2000 ans de silence, nous appelons les musiciens de la scène traditionnelle actuelle à s’emparer de la lyre et à faire que cet instrument – qui demeure à ce jour la plus ancienne trace de cordophone retrouvée sur le territoire breton – redevienne un instrument du présent.
Comme l’a suggéré Alan Stivell lors de l’émission de France Bleu Breizh Izel, ce tour de force qu’a été le retour de la harpe celtique a pu être possible en Bretagne, et la voie est aujourd’hui ouverte. Pourquoi ne pourrait-on pas faire la même chose avec la lyre ?
Propos recueillis par
Caroline Le Marquer
Contact : 02 96 24 74 73/
atelier.skald@yahoo.fr
www.atelier-skald.com
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